AKERMAN prise 2 : l’installation, une autre manière de regarder les films

Après l’article sur News from home, voici la 2ème partie du triptyque Chantal Akerman.

Pourquoi tu fais des documentaires et puis que tu adaptes Proust. (…)

Puis aussi depuis quelque temps tu fais des installations

Sans vraiment te prendre pour une artiste…

À cause du mot artiste.

Chantal Akerman (livret de présentation)

A partir des archives et plus particulièrement des installations de la cinéaste, la fondation Chantal Akerman a présenté l’exposition Travelling au musée du Jeu de Paume à Paris. Petit retour en arrière sur deux installations de la réalisatrice.

Woman sitting after killing

Woman Sitting after Killing [Femme assise après avoir tué] a été créée en 2001. On y retrouve Jeanne Dielman, l’œuvre qui a rendu célèbre Chantal Akerman. Ou plutôt on retrouve une image de Delphine Seyrig, l’actrice qui interprète Jeanne Dielman. L’image semble figée, arrêtée. Elles est aussi démultipliée car reproduite sur 7 écrans de télévision. Chaque image est décalée par rapport à la précédente. En s’approchant, on se rend compte que l’image n’est pas fixe mais qu’elle bouge lentement, mouvement extrêmement ralenti par rapport à la projection originale. Delphine Seyrig/Jeanne Dielman relève légèrement la tête puis s’incline. Par le décalage entre chaque écran et le dispositif en boucle, ce léger mouvement semble se perpétuer à l’infini. C’est la dernière séquence du film. Jeanne Dielman est filmée frontalement assise dans sa salle à manger.

Fondation Chantal Akerman

Le cinéma est un art dont le matériau est le temps

Un des éléments majeurs du cinéma, et tout particulièrement dans l’œuvre de Chantal Akerman, est le temps qui s’écoule. Au cinéma, le tempo du film s’impose au spectateur. Il ne peut que ressentir cette durée, trouver le film trop long ou au contraire ne pas voir le temps passer et être envoûté par le rythme choisi par l’auteure.

Dans un musée, le regardeur est dans une autre posture. Il est mobile et choisit le temps qu’il passe devant chaque œuvre. Face à l’installation, il peut rester le temps qu’il veut. Il peut aller d’un écran à l’autre, s’arrêter, revenir en arrière. Dans un entretien, Dominique Païni explique parfaitement le décalage que crée l’installation : « Le cinéma est un art dont le matériau est le temps. Initialement, le regardeur est contraint à la durée qui fut celle de l’enregistrement des images (égalité qui se dissout avec le montage du film), tandis que le temps du regard sur un tableau ou une photographie est absolument indifférent à leur fabrication. »1

L’artiste est consciente de ce décalage quand elle crée son installation. Dans Woman Sitting after Killing, Chantal Akerman a juxtaposé ces écrans. Le visiteur peut sans se déplacer les voir d’un seul coup d’œil en plan large ou par un mouvement panoramique, il balaie les images. Il maîtrise son regard et compose le temps, temps qui se superpose au temps de l’action réelle et au temps médiatisé, volontairement ralenti par la cinéaste.

Cette attitude du regardeur d’une installation filmique renvoie à la manière de voir des films au XXIème siècle. En effet, de plus en plus souvent, les films sont vus sur de petits écrans en numérique. L’utilisateur peut volontairement modifier la durée du film, en arrêtant la projection, la reprenant plus tard, en revenant en arrière, en accélérant les plans (!!!), voire en passant des « chapitres ». Ceci change la vision du film et change le film. Voir une œuvre dans une salle de cinéma, la tête haute dirait Godard, n’est pas du tout la même expérience que la vision sur ordinateur. Dans une installation, ce vagabondage du visiteur est anticipé voire encouragé mais pour le cinéma, la vision en salle est la seule respectueuse du travail de l’auteur.

D’Est, au bord de la fiction

La salle suivante est consacrée à l’installation de 1995 : D’Est, au bord de la fiction [From the East: Bordering on Fiction]. A l’origine, l’exposition comprenait 3 salles. Ici, il manque la 1ère où Chantal Akerman invitait le spectateur à regarder son documentaire D’est sur grand écran.

Dans la 2nde salle reconstituée à Paris, la cinéaste a installé 24 écrans groupés par 3. Des séquences du film passent en boucle. Lors de la projection continue du film, le spectateur est devant ces images du périple à travers l’Europe de l’est. Elles se succèdent et défilent dans un ordre et un tempo choisis par Chantal Akerman. Le montage alterne scènes d’extérieur et scènes plus intimes, cadres quasiment vides puis surchargés d’hommes et de femmes, plans fixes et longs travellings. Comme dans le film documentaire, pas de voix off, juste le son d’ambiance.

Musée du Jeu de Paume (photo JL Lebreton)

Dans l’installation, les images sont les mêmes, les plans sont filmés de manière identique puisque ce sont les plans du film. Or, deux éléments diffèrent pour le regardeur.

Dans le musée, le spectateur n’est plus immobile mais, au contraire, il se déplace, déambule entre les rangées de téléviseurs, se constitue ses propres travellings entre les images. Son mouvement participe à la construction de l’oeuvre. Dans un film, le montage assure la continuité temporelle. Chaque séquence est vue l’une après l’autre. Dans l’installation, le spectateur peut faire le choix de ce qu’il regarde, un seul écran ou plusieurs, telle séquence avant telle autre. Il peut faire son propre montage, créer sa propre boucle temporelle.

Permettre la simultanéité

L’installation permet aussi ce que de nombreux cinéastes ont recherché depuis les débuts du cinéma : la simultanéité des actions filmées. Au cinéma, seule la succession des plans permet de montrer différentes actions . Même si le montage parallèle montre deux actions simultanées, ce n’est qu’un artifice. Des expériences dans ce sens ont été tentées au cinéma que ce soit le triptyque du Napoléon d’Abel Gance2 proposant l’action sur 3 écrans ou le split screen dans L’étrangleur de Boston de Richard Fleisher3 mais ce ne sont que des tentatives isolées.

Ici, le visiteur peut choisir de regarder plusieurs écrans simultanément. L’installation au musée avec la multiplication des écrans et leur agencement dans l’espace permettent cette simultanéité. Elle engendre aussi de nouveaux rapports entre les images, des correspondances plus intimes, comme le précise Claire Atherton, monteuse et collaboratrice de Chantal Akerman pour cette installation : « Le montage ne consistait plus à travailler uniquement le rapport des plans les uns après les autres mais aussi le rapport des plans les uns à côté des autres, en cherchant des interactions, des liens, des résonances dans l’espace. »4

24 images par seconde

Un film, c’est 24 images par seconde. Dans son installation, véritable introspection sur le cinéma, Chantal Akerman a choisi de disposer 24 écrans. Ici, ce sont 24 images à découvrir au rythme des ses pas et de son feeling. La balade se termine dans une petite salle où l’on découvre un 25ème écran. Un seul téléviseur au sol qui diffuse non pas une image mais une bande son. Le texte correspond au 2ème commandement de l’Exode : “Tu ne feras point d’idole, ni une image quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, tu ne les adoreras point…”5

Ce texte obsédant récité en boucle en hébreu et en français associé à l’absence d’image nous questionne. Est-ce la fin du cinéma ? la fin d’un cinéma, celui de l’idolâtrie des acteurs ?

Dans sa note d’intention, Chantal Akerman ne nous renseigne guère :

«Il n’y a rien à faire, c’est obsédant et ça m’obsède.

Malgré le violoncelle, malgré le cinéma.

Le film fini, je me suis dit, c’était donc ça, encore une fois ça. »6

La salle des archives

Chantal Akerman était à la recherche du temps, du passé, du lien temps/espace/texte, du souvenir. Ces fragments d’installation en sont la preuve comme les nombreuses archives qui remplissent la grande salle de l’exposition. La fondation Akerman a recueilli non seulement les archives personnelles mais une grande documentation sur l’œuvre d’Akerman : pages de scénario, notes d’intention, éléments de tournage, dossiers de presse, photos,…

Les photos tapissent les murs, des écrans diffusent des films moins connus comme Aujourd’hui dis-moi7 et sur les tables, des classeurs contiennent des écrits considérables et variés.

Tout est mis à disposition du passionné de cinéma, mais comment faire ? Comment utiliser ces archives ? Comment leur redonner vie ?…

Jean-Luc Lebreton

Musée du Jeu de Paume (photo JL Lebreton)

1Dominique PAINI in Les intérieurs sensibles de Chantal Akerman, sous la direction de Eugénie Zvonkine – Editions du Septentrion- 2024

2Napoléon d’Abel Gance 27 mn. Le final du film comprenait une projection sur 3 écrans.

3Film de 1967 où Richard Fleisher sur certaines séquences divisent son écran en plusieurs images pour montrer une action parallèle.

4 Claire Atherton, « L’espace des installations », entretien avec François Bovier et Serge Margel, Décadrages [en

ligne], no  46-47, 2022

5 Exode, XX

6 Chantal Akerman, « La vingt-cinquième image » [voix, D’Est, au bord de la fiction, 1995], tapuscrit en ligne

7Film réalisé pour la télévision en 1980

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