Kharkhiv, Sarajevo, Masafer Yatta, 3 villes assiégées.
Photophobia, Se souvenir d’une ville, No other land, 3 documentaires sur la population assiégée.
Dans Photophobia, présenté au mois du doc, Ivan Ostrochovský et Pavol Pekarčík étaient à Kharkhiv en Ukraine. Ils ont filmé les habitants réfugiés dans le métro et toute l’organisation de leur vie souterraine.
Dans son dernier opus sorti en salle, Se souvenir d’une ville, Jean-Gabriel PERIOT a exhumé des films réalisés pendant le siège de Sarajevo en 1992 puis a rencontré les réalisateurs bosniaques.
Masafer Yatta est un village de Cisjordanie, beaucoup moins grand que Sarajevo ou Kharkhiv mais il est à sa manière également « assiégé » par les Israéliens. L’armée et les colons juifs harcèlent le village en détruisant à petit feu leurs habitations. Un collectif de réalisateurs israélo-palestiniens (Basel Adra, Hamdan Ballal, Rachel Szor et Yuval Abraham1) nous décrit la lutte de ce peuple dans un très beau film sorti aussi sur les écrans : No other land.
PRENDRE LA CAMERA
Dans le manuel de survie adressé à lui-même, Abdallah Al-Khatib, réalisateur de Little Palestine2 écrit : « Cherche du sens dans les détails que tu crains de voir disparaître/Prends une caméra ».
C’est ce que font Ivan Ostrochovský et Pavol Pekarčík lorsqu’ils rejoignent l’Ukraine : « Nous sommes partis avec un convoi humanitaire. On a mis dans un carton du matériel hétéroclite avec des caméras GoPro, des Super 8, et toutes sortes de supports car nous ne savions pas de quoi nous aurions besoin, ce que nous allions filmer. » (Pavol Pekarčík3).
Dans No other land, dès qu’il reçoit un message qui signale l’arrivée des Israéliens et de leur bulldozer, Basel Adra court chercher sa caméra pour filmer les exactions israéliennes. Si la caméra est inutilisable, le téléphone portable suppléera. Il faut absolument filmer et protéger la caméra, qui elle-même, s’avère être un moyen de se protéger des dérapages des soldats. Protection fragile mais indispensable.
Pendant le siège de Sarajevo (1992-94), de nombreux cinéastes professionnels ou amateurs ont pris leur caméra pour enregistrer la vie des habitants. De leur fenêtre, sur la ligne de front de l’aéroport ou simplement dans la rue, avec parfois un matériel de fortune (une seule cassette vidéo que l’on doit en partie réutilisée), ils ont filmé la vie sous les bombes. Jean-Gabriel Périot a recherché et sélectionné ces images. Il les montre en 1ère partie de Se souvenir d’une ville. La caméra a laissé une trace fragile sur la pellicule mais c’est un témoignage pour ne pas oublier l’horreur de la guerre.
DES JOURNALISTES AUX TEMOIGNAGES EPHEMERES
Pendant le siège de Sarajevo, les seules images montrées au monde étaient celles des journalistes étrangers. A Kharkhiv et dans les territoires occupés, les journalistes étrangers sont présents, voire nombreux mais ils ne sont que de passage, juste là pour capter quelques mots et des images fortes mais éphémères. Dans No other land, la requête est minimale : « On veut juste le filmer même s’il dort », précise le reporter venu rencontrer un cisjordanien gravement blessé en défendant son bien, un groupe électrogène. A Kharkhiv, « Il y avait beaucoup de journalistes. Ça ressemblait un peu à un safari. Pour la population, le métro était un lieu d’intimité. Or se réveiller et être face à une caméra et un inconnu qui vous filme, ce n’est pas très intime. En plus, le gars part sans rien dire filmer quelqu’un d’autre. Cela finissait pas être mal vécu», note Pavol.
PRENDRE LE TEMPS
Ce qui fait la force des 3 documentaires, c’est justement que les réalisateurs ne sont pas de passage. Ils vivent avec la population assiégée. La ville est leur lieu de résidence comme les cinéastes de Sarajevo ou comme Basel dont le père tient la seule pompe à essence du village. Mêmes Pavol et Ivan, réalisateurs slovaques sont restés plusieurs semaines dans le métro. «Pendant trois semaines, je suis simplement resté dans le métro, laissant ma caméra de côté, parlant juste aux gens, les appelant par leurs noms. Je vivais avec eux, utilisaient les mêmes toilettes. Après ces 3 semaines à partager leur quotidien, on a commencé à devenir invisibles. C’est là que nous avons décidé de filmer la famille de Nikita. ».
La solidarité existe parce qu’il y ce temps partagé avec la population assiégée. Même Yuval, journaliste israélien défendant la cause de Massafer Yatta est accepté par les Palestiniens. Il sait mettre la main à la pâte pour aider à la reconstruction. Dans le travail en commun, il gagne l’estime des villageois et le dialogue se poursuit.
Comme le dit Jean-Louis Comolli dans son ouvrage consacré aux images de guerre, le temps est un argument supplémentaire qui bonifie le film : « La caméra filme toujours ce qui apparaît ; du moins, tant qu’on ne fait pas intervenir en partenaire le temps, la durée, le récit, la fiction…Les images virent, perdent de leur ambiguïté et s’ouvrent au(x) sens quand elles entrent dans une composition où elles ne sont plus seules, où elles ont la force d’assez durer pour porter des sens, où elles font récit. »4
FILMER LES ENFANTS
Vivre avec la population permet aussi de filmer les enfants, ce qui est particulièrement émouvant dans Photophobia et No other land. Les jeunes ukrainiens, Niki et Vika ou les enfants palestiniens sont les premières victimes de ces conflits. Basel, enfant a aussi vécu le conflit depuis son origine, ce que montre parfaitement les images tournées il y a 20 ans, lorsque son père menait déjà le combat pour défendre le village. « À l’âge de sept ans, je me souviens que je dormais avec mes chaussures pour me préparer à ce que notre maison soit investie par des soldats après des manifestations. Mais la peur n’était pas la seule chose présente – j’ai compris que nous n’avions pas d’autre choix. Si nous ne nous battons pas, nous serons expulsés de nos terres et nous perdrons notre communauté. Le caractère inévitable de notre lutte a contribué à atténuer la peur, d’une certaine manière. »5 Même sous les bombes ou face aux bulldozers, les enfants conservent cette innocence qui leur permet de s’amuser et de vivre le quotidien de manière insouciante. Parfois, leur maturité précoce les amène à se révolter, se mettre devant les soldats ou se moquer des journalistes, ceux qui posent toujours les mêmes questions « Qu’as-tu ressenti le 1er jour des combats ? »… Et les autres jours ?
FILMER DE L’INTERIEUR
Ce temps passé à s’apprivoiser et se connaître permet au spectateur de partager la vie de ces hommes et femmes dans un pays en guerre.« Les films que l’on découvre dans Se souvenir d’une ville témoignent de la destruction alors en cours mais surtout nous donnent accès à l’état d’esprit de certains habitants de la ville pendant le Siège, à leurs espoirs et à leurs désespoirs. En traduisant également les émotions ressenties par leurs réalisateurs, elles nous permettent de saisir différemment ce qu’a été le Siège. » comme le dit Jean-Gabriel Périot6, d’autant plus que, dans le 2ème partie de son film, le cinéaste retrouve les cinéastes et les confronte à leurs images. En recueillant leurs souvenirs, affleurent les traumatismes de la guerre.
FILMER OU NON
Ces films interrogent sur ce qu’est l’acte de filmer en temps de guerre . Que doit-on faire, face à la violence, au danger? Peut-on continuer ou arrêter de filmer ? « Pourquoi faire des films à un moment où ce sont les armes qui parlent ? Cette question m’importe beaucoup, d’autant que dans le cas de Sarajevo, l’acte de filmer était particulièrement dangereux »6. Comme Basel ou Yuval, faut-il continuer à prendre le risque de témoigner lorsqu’on est face à un ennemi beaucoup plus puissant technologiquement et surtout sans morale : détruire les maisons ne suffit pas, il faut détruire l’école au risque de tuer des enfants, bétonner le puits et ne plus pouvoir irriguer. Tout est abject dans l’attitude des armées autocrates quelles soient russes, israéliennes,… La liste pourrait être longue.
GARDER LA FOI DANS LE POUVOIR DES IMAGES
Heureusement, tant qu’on peut s’exprimer, créer des images, il y a de l’espoir comme dans Photophobia où le soleil se lève. Pour cela, les cinéastes doivent imaginer des dispositifs de mise en scène qui suggèrent la puissance des images. Avec sa caméra super 8, Pavol Pekarčík a filmé des scènes de la vie en plein jour à Kharkhiv. Dans le métro, en sous-sol, les enfants regardent des vues sur un stéréoscope. Les réalisateurs slovaques y insèrent ces images magnifiques en Super8, presque irréelles, semblant venir du passé … ou du futur. Leur magie contribue à l’espoir des enfants, l’espoir de retrouver leur maison et leur vie d’avant la guerre.
Jean-Gabriel Périot, quant à lui, crée un dispositif particulier pour montrer les réalisateurs bosniaques regarder leurs images. L’équipe de Périot, elle-même dans le cadre, filme sur les lieux du tournage des films des années 90. Image dans l’image. Le dispositif suscite l’étonnement puis l’émotion, parfois intenable et confirme l’importance d’avoir documenté ce siège.
Cette foi en l’image partagée, c’est peut-être No other land qui la montre le mieux lorsque les deux amis, Basel, le Palestien, et Yuval, l’israélien, se retrouvent en fin de journée, épuisés par leur lutte quotidienne pour défendre le village. Ils échangent simplement en fumant une cigarette. Ils sont d’accord sur la nécessité de poursuivre ce combat pacifiste pour la vérité. C’est sublime et porteur d’espoir. Si tous les hommes pouvaient dialoguer, quelque soit leur nationalité ou leur religion.
C’est aussi ce que fait Pavol, lorsqu’à l’issue de la projection de Photobia, il dialogue avec les spectateurs. « C’est remarquable de pouvoir venir dans toutes ces petites villes présenter le film et surtout donner une image positive de tous ces civils victimes de la guerre. »
Jean-Luc Lebreton
1Basel Adra, avocat, journaliste et réalisateur palestinien originaire de Masafer Yatta. Rachel Szor, directrice de la photographie, monteuse et réalisatrice israélienne originaire de Jérusalem. Hamdan Ballal, photographe, cinéaste et agriculteur palestinien originaire de Susya. Yuval Abraham, cinéaste israélien et journaliste.
2Film, journal du siège du camp palestinien de Yarmouk, disponible sur artetv
3Tous les propos de Pavol Pekarčík ont été recueillis dans le débat avec le public du mois du doc à Saint Lunaire.
4 JL Comolli Daech, le cinéma et la mort Verdier 2016
5 Dossier de presse No other land – L’atelier distribution
6Dossier de presse Se souvenir d’une ville –Jour 2 fête
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