Entre deux séances du mois du doc où elle présente son film Sauve qui peut, Alexe POUKINE a répondu aux questions de Comptoir. Son très beau film montre l’utilisation du jeu de rôles dans la formation des soignant.es. Les simulations humaines avec de vrai.es soignant.es et des patient.es joué.es par des comédien.nes ou les jeux de rôles entre professionnel.les de santé laissent progressivement apparaître la vraie question du film : « Comment peut-on être bienveillant dans un système qui vous maltraite ? »
Cette injonction à l’empathie était loin de la vraie vie
Comptoir – Quelle est la genèse du projet « Sauve qui peut ?
Alexe – En fait, chacun de mes nouveaux films prennent naissance lors de l’accompagnement du film précédent. Après une projection de mon dernier documentaire Sans frapper 1, où il y a un dispositif fictionnel, un médecin urgentiste est venu me voir pour me dire que cela lui rappelait la simulation humaine. Je ne connaissais pas ce dispositif de formation. Ça m’a intéressé car cela correspondait à mon intérêt pour le jeu qui peut changer la réalité, pour la façon où le faux change ou révèle le vrai. J’ai alors commencé à me renseigner. A l’époque, j’avais présenté mon film au Canada où ils sont précurseurs de la simulation humaine. Là-bas, on ne peut pas devenir médecin sans avoir validé ces cours de simulation comme en Suisse. En France et en Belgique, c’est seulement en formation continue. J’ai fait des repérages dans ces 3 pays européens. Ce qui m’intéressait, c’était la façon dont on forme les patient.es simulé.es à dire ce qu’ils ressentent sans jugement, sans animosité. Dire simplement, quand vous m’avez dit cela, j’ai ressenti çà. Je trouvais que c’était quelque chose qu’on devrait tous apprendre à faire. J’ai fait des repérages jusqu’à ce qu’un soignant me dise que cette injonction à l’empathie était loin de la vraie vie : « j’ai pas 20 minutes mais j’en 5… le docteur avant qu’il n’arrive, il faudra 8 heures…mon bip et mon téléphone sonnent tout le temps. Il y a une injonction contradictoire où on me demande d’être en empathie et en même temps, on me demande d’être rentable. Je ne peux pas être et l’un et l’autre. C’est comme si vous remettiez sur moi une responsabilité individuelle alors que la responsabilité de mon échec à être empathique, elle est politique. » A partir de là, je me suis dit qu’il fallait que le film prenne çà aussi en charge. La violence qui est faite aux soignants a une incidence sur les patients. C’est la question du film : Comment peut-on être bienveillant dans un système qui vous maltraite ?
Comptoir – Tu as tourné en Suisse mais aussi en Bretagne ?
Alexe – Oui, j’ai tourné à Lorient où où apprend aux soignants à détecter le burn-out chez leurs collègues, ce qui est intéressant mais plutôt cynique. Plutôt qu’essayer qu’il y ait moins de violence, l’Institution paie une formation pour que ce soit les collègues qui détectent le burn-out.
Les formateurs de Lorient étaient vraiment super. Ce que j’ai filmé en Bretagne faisait le lien entre la simulation et la 2ème partie du film avec le théâtre forum. J’ai filmé aux Mureaux en région parisienne dans une école d’infirmières. Le théâtre forum, on l’a fait à Paris avec des soignants de corps de métier très différents qui venaient de partout en France.
Le dispositif fictionnel, ce n’est pas moi qui l’invente, il existe.
Comptoir – Comment as-tu géré la question du réel et du fictionnel car, dans Sauve qui peut, tu filmes du réel mais ce réel est fabriqué parce qu’il est joué ?
Alexe – Le dispositif fictionnel, ce n’est pas moi qui l’invente, il existe. C’est du cinéma direct que je fais contrairement à mon film précédent où c’est moi qui avait mis en place le dispositif fictionnel. Dans Sauve qui peut, il n’y a pas de mise en scène du réel. Je pose juste deux caméras. Ça préexistait au film.
Comptoir – Quelquefois, on ne sait plus qui est l’acteur ?
Alexe – Oui, c’est vrai avec les patients simulés. A un moment, on oublie que ce que l’on regarde est faux. On est emporté par l’émotion. J’ai l’impression que la simulation amène une distance qui permet de regarder. Je pense que si c’étaient des situations vraies, que la personne avait vraiment une maladie incurable, ça serait impossible de regarder. En fait, j’essaie de trouver un biais pour qu’on puisse regarder la réalité sans qu’elle nous violente.
Le film est un appel à se réunir
Comptoir – Ce qui est très beau dans le film, c’est la progression dramatique. Au début, on a des scènes où on sent le jeu, par des regards à la formatrice, par des arrêts. Puis les situations se complexifient, deviennent plus fortes et on oublie le cinéma. Comment as-tu construit cette progression ? Comment as-tu créé cette linéarité qui aboutit à cette grande scène finale ?
Alexe – J’ai filmé énormément de situations paroxystiques. C’était évident qu’on ne pouvait pas en mettre beaucoup dans le film. Sinon, c’est insupportable. Émotionnellement, on plafonne vite. Il fallait choisir des scènes fortes à la fin. Au début du film, je voulais qu’on comprenne très vite que c’était faux. Une partie de ce début permet d’expliquer aux gens ce qu’ils sont entrain de voir, en essayant de faire en sorte que cela soit assez fluide. Il fallait aussi parler de l’empathie, pourquoi on fait ces formations. Il a fallu aussi déconstruire les représentations sexistes, racistes, misogynes,… Ça faisait aussi partie du début du film. Il y avait donc beaucoup de choses à mettre en place.
Après, le film devait parler du collectif et de la nécessité de se battre. Il y avait quelque chose à voir avec la systémie. On est un système et ce n’est pas une histoire individuelle. C’est une histoire d’être ensemble, une histoire collective. La dernière simulation où on voit une femme qui ne veut pas que son mari meure et qui le dit avec beaucoup de rage, de colère. Les infirmières n’arrivent pas à entendre ce que le mari a à dire parce qu’elle crie très fort. Elle crie de plus en fort car elle n’est pas entendue. Cela me rappelait ce qui se passe avec les soignants. Ils parlent de plus en plus fort parce qu’ils ne sont pas entendus. Le film est un appel à se réunir et à dire de façon très claire la force du mécontentement. Il y a énormément de burn-out et de suicides chez les soignants. Ça n’est pas entendu ou c’est entendu comme on parlerait de chiffres, pas du tout d’êtres humains, ce que dit l’une des personnes dans le film, ce sont des variables.
Ces rencontres me donnent foi en l’humanité
Comptoir – Pour terminer, une petite question sur le mois du doc. C’est une exercice particulier car, tous les jours, tu rencontres un public différent, pas forcément habitué à voir du documentaire de création.
Alexe – Chaque jour est très différent, selon le lieu, les personnes qui vous invitent, le public, l’accompagnateur de Comptoir. Ce que j’aime, c’est que ce public qui n’a pas forcément l’habitude du cinéma d’auteur, est extrêmement pertinent Ils comprennent tous les sous-entendus. Ces rencontres me donnent foi en l’humanité. C’est hyper-chouette de voir des gens qui ne font de cinéma et qui regardent du cinéma. Ce sont de super belles rencontres, y compris avec des soignant.es qui viennent voir le film. Ce qu’ils ont à dire m’apprend beaucoup. J’ai l’impression que la présentation du film me déplace encore, par rapport à ce que j’ai fait et m’amène gentiment sur le film d’après. Là, j’attends la personne qui va m’indiquer quelle sera mon 4ème documentaire.
Propos recueillis par Jean-Luc Lebreton pendant le mois du doc.
1 – Sans frapper 2019 – autour du témoignage d’une femme violentée et violée