Dialectique dans son dispositif de mise en scène, le cinéma documentaire de Wiseman retransmettrait le réel pris sur le vif et donc une forme de neutralité. Cependant, ce qui fait la patte d’un réalisateur, ce n’est pas seulement les plans tournés mais les relations entre les images, entre les sons, entre les images et les sons.
Un film qui ne prend pas complètement parti
On pourrait penser que le film prend le parti de Martin Walsh vu qu’on filme ses discours. On ne le voit jamais en difficulté face à quelqu’un qui aurait un contre-discours. De ce que j’ai vu des films de Wiseman, je ne pense pas qu’il soit opposé aux idées prônées par le maire de Boston. Cependant, à plusieurs reprises, je l’ai senti ridicule. Par le montage, Wiseman enchaîne plusieurs séquences de discours du maire où il aborde des sujets différents avec la même structure discursive : « ce sujet est effectivement primordial […] d’ailleurs quand j’étais petit […] mes racines irlandaises […] raconte une anecdote personnelle en rapport avec le sujet […] redit que c’est important pour lui et pour la communauté ». Il y a aussi la séquence sur les anciens combattants où il compare le processus traumatique de reprendre une vie quotidienne pour les soldats rentrés au pays à sa sortie de l’alcoolisme. J’ai été terriblement gêné par ce côté égocentrique, un discours à côté de la plaque par rapport à l’événement.
J’irai encore plus loin. Je pense que tous les protagonistes de cette séquence sont tournés au ridicule. Au début de celle-ci, on nous montre en insert les tableaux du Faneuil Hall, représentant des événements chronologiques propre à la ville de Boston, du Massachusetts. On comprend comment les colons européens ont procédé pour s’accaparer les terres autrefois occupées par les amérindiens. Tout ceci contrebalance avec les discours des vétérans qui ne sont finalement qu’une continuité de la dominance impérialiste américaine. Mais cela touche aussi le maire par rapport à son statut d’homme d’État, car c’est l’État qui a procédé à l’expulsion et la persécution des peuples natifs. D’autant plus que Wiseman intègre ces images isolées du temps de l’action de la cérémonie qui va suivre après. On ressent la volonté de couper l’herbe sous le pied le sentiment patriotique qui pourrait naître de cette séquence.
L’illustration de la Démocratie, le poids du discours et les attentes de la communauté
Mais cette autorité souveraine n’est pas complètement diabolisée non plus. À travers les différentes réunions avec les représentants de la fonction publique, les associations, on sent un réel intérêt à vouloir organiser la communauté pour le bien collectif. On y comprend toute la complexité de prise de décision, des budgets, du plan d’action. Ces réunions sont importantes car on y évoque presque tous les points de vue. On a une prise de recul générale sur la situation et de là on prend des décisions censées influencer la vie en communauté.
Mais pourtant les outils organisationnels et de mise en application des politiques de l’État sont montrés comme défaillants. Défaillants vis à vis des attentes de la communauté, lorsqu’un entrepreneur latino qui n’arrive pas à obtenir des contrats de projets de construction à plus de 200 000 dollars évoque cela auprès du représentant de la Commission au Développement par exemple . Ces défaillances s’illustrent aussi sur la séquence de 30 minutes d’une réunion entre les habitants d’un quartier malfamé et les commerciaux/chefs d’entreprise ayant pour projet d’installer une boutique de cannabis. Certains restent exclus du projet à cause de la barrière de la langue. Les commerciaux n’ont de plus pas pensé aux problématiques importantes pour la communauté de sécurité et d’espace. On perçoit la crainte des habitants que leurs revendications ne soient pas entendues avec un des membres qui filme avec son téléphone la réunion.
Malgré tout ce qui est fait, malgré l’orientation de la politique de Boston visant à aider les plus pauvres et les plus discriminés, ce sont finalement eux qui sont les plus dubitatifs.
Et c’est là qu’on comprend pourquoi cette séquence là se trouve à la fin du film. Car jusque-là, la majorité des personnes participants aux réunions ou aux événements sont d’accord avec le système en place, il n’y a pas ou peu de confrontations. Mais dès qu’on bascule concrètement dans ce que la politique de Boston vise à réaliser, dès que la communauté peut s’exprimer sur les propositions, on constate qu’il y a un fossé. Ceci est cependant effacé lors du discours de fin lorsque Walsh énonce les chiffres sur le chômage et le travail. C’est d’ailleurs cocasse d’entendre dans son discours qu’en réalité sa politique économique et d’emplois visaient davantage la classe moyenne. Ce discours, mis en perspective, a un poids, une résonance car on comprend ce que les paroles impliquent concrètement derrière.
Des procédés esthétiques qui entraînent le spectateur dans la complexité du sujet
Durant ces 4h30 de film, on se sent impliqué, comme si on était un membre de la réunion. J’ai toujours eu cette sensation dans les documentaires de Wiseman, on a un montage dynamique (un peu moins que ses films plus anciens). Le sujet de la séquence est vite compris et on s’investit parce qu’on est dans une ambiance de travail, mais de travail d’éloquence, d’argumentation. Comparé à la mise en scène d’un travail manuel où on ne peut qu’être observateur et empathique, le travail ici est la négociation. Convaincre les différents partis, c’est du travail par la parole. Le spectateur se met à suivre la conversation, prend part au travail des représentants de Boston. Ainsi, les films de Wiseman passent vite. On est happé par les situations qui se succèdent. Une pause avec quelques plans d’ensemble de la ville avant d’enchaîner sur une autre réunion. A la fin du film on est lessivé.
Enfin, j’ai apprécié les brèves moments de travail des agents municipaux. Pas de parole, juste les bruits environnants de la ville, un retour au calme mais aussi un retour au concret, à ceux qui finalement, permettent la vie en communauté, ceux qui détiennent la force de travail et pas le capital.
Evan Montembault