Avant sa carte blanche dans le cadre de REVERS, Daniela DE FELICE nous a accordé un entretien exclusif.
Le film qui a donné envie de faire du cinéma
J’étais en Italie à une époque où il n’y avait plus de cinéma. Je suis partie faire des études en Belgique. J’allais voir des films à la cinémathèque. Un jour, quelqu’un me conseille d’aller voir la rencontre d’Alain Cavalier. Et là, un monde s’ouvre à moi. On se dit alors qu’un cinéma de la sobriété peut exister. Et que, malgré ce manque de moyens, ces très petits moyens, on peut donner des sensations aux spectateurs, parfois même plus émouvantes et plus fortes que toute autre chose.
C’est vraiment la puissance du documentaire de création.

L’élément déclencheur d’Ardenza
Dans ce que j’ai vécu à l’époque (j’avais 19 ans), il y a un hors-champ, mon père est en train de mourir mais je ne le sais pas. Quand je fais le film, ma fille a l’âge que j’avais quand mon père mourait. C’est ça le fait déclencheur. A un moment donné, je me suis retrouvée à ne plus être la jeune femme de cet âge-là, mais à être la mère d’une femme de cet âge-là.
Le processus de réalisation
Ce qui est intéressant, c’est de fabriquer des personnages de cinéma, des personnages qui permettent de porter des choses universelles. Comment on vit un deuil au lieu de la maladie de son père? Comment on vit la montée d’adrénaline de la militance lycéenne?
J’ai l’impression que d’avoir des trajectoires avec plein de chicanes, me permet de transformer des personnes en personnages de cinéma. Dans Casa, ma mère, c’est une femme qui a sa vie mais c’est aussi un personnage de cinéma. Ces deux-là se superposent et en même temps, ce n’est pas exactement tout à fait les mêmes. Le cinéma transforme le personnage qui peut alors être partagé.
Vérité documentaire et reconstruction artistique des souvenirs
Tout est vrai mais il y a une interprétation. La baignade, est-ce que c’était vraiment à cet endroit-là ou pas? Que ce soit au bord d’un fleuve, tant mieux. Je ne nomme pas ce fleuve. Et si je le nommais, ça ne serait plus votre histoire. En tout cas, vous auriez du mal à vous projeter. On a tous, dans notre vie, été à un moment ou à un autre allongés près d’un fleuve. On a tous notre propre fleuve. L’idée, c’est de construire des récits dans lesquels on peut inviter le spectateur.
Puissance de l’imaginaire
Je viens des arts graphiques. Il y a quelque chose de la question du dessin qui est tellement une puissance de dire qu’en fait, rien ne nous arrête. C’est-à-dire que quand il n’y a plus du tout de moyens… quand il n’y a plus du tout de possibilité de mettre en scène des choses. Finalement, un film peut advenir avec un scanner et des petits dessins qui sont de cette taille-là. Pour tout vous dire, quand j’ai commencé à faire mes dessins, j’étais étudiante, je bossais, j’avais évidemment comme tous les étudiants pas beaucoup d’argent, pas que j’en ai eu plus après, mais j’avais mes aquarelles qui m’avaient été offertes et qui étaient très chères et du coup pour épargner dans mes aquarelles. J’utilisais du café, donc le marron, c’est du café. Tout d’un coup, en fait, il y a presque comme une sorte de réduction à zéro de tous les moyens de production. Et ça, ça me permet finalement d’avoir une toute puissance. Du coup, c’est vertigineux.
Des fois, il y a du cinéma direct, il y a de l’archive et tout ça, mais si vous voulez, ce sont des films qui se font à moins d’un mètre de moi. Vous voyez, c’est comme une bulle, en fait. C’est quelque chose que je peux faire dans une toute petite pièce. C’est quelque chose que je peux faire avec très peu de moyens. Et ça, c’est quand même une grande puissance. Parce que je ne dépends de rien et de personne, en fait.
Le dessin : mouvement et fixité
Ça commence par une prise de son de la voix. En salle de mix, je fais une prise de son du texte, comme si c’était à la radio. Des fois, je me reprends mais en fait, le texte est dit comme si c’était sur scène. Le dessin fonctionne de la même façon. Je fais des séries. Par exemple, une série de corps. Et puis, sur cette série, je vais en prendre un ou deux. Pour moi, ça correspond à du montage documentaire. Ardenza, ce sont 720 dessins.
Quand j’étais enfant, on me disait de ne pas cueillir les papillons parce qu’ils sont beaux maintenant, mais s’ils meurent, les ailes n’ont plus de couleur. Dans l’aquarelle, c’est un peu ça, c’est-à-dire qu’une fois que ça sèche, la couleur, elle bave un peu. Une fois qu’elle est séchée, c’est un petit peu moins bien. Il y a quelque chose dans l’aquarelle en train de se faire qui est tellement jouissif. Je me suis dit que ce serait chouette d’inviter des gens à voir ces petites choses-là sur très grands écrans. Qu’il y ait l’eau qui dégouline, qu’il y ait des gouttes d’eau, qu’il y ait de la plume. Mathieu Chatellier [son collaborateur et mari] a conçu tout un dispositif pour que je puisse filmer mes dessins.
Découverte de l’engagement
En 2006, avec Mathieu, on a filmé les étudiants qui occupaient l’université de Caen pendant le conflit contre le CPE. J’avais adoré filmer, tourner ce film (G rêve général e) parce que je revivais ce que j’avais vécu, moi, étudiante.
Dans Ardenza, j’avais envie de dire que l’engagement politique, c’est un idéal mais c’est aussi des questions de quotidien, de communauté, des questions de jouissance, comment est-ce qu’on se sent bien, est-ce qu’on aime ou pas être avec des gens. J’avais envie de raconter comment à un moment donné, à cet âge-là, on peut choisir d’être vivant et …donc de gauche.
Cette jeune femme, qui est tout à fait moi, mais que je suis arrivée à raconter comme si ce n’était pas moi, cette jeune femme s’engage parce qu’au départ, c’est une déception amoureuse. Il n’y a pas de différence entre l’engagement politique et le fait de vivre son émancipation, y compris amoureuse à ce moment-là.
Mais après, l’Italie a été détruite par Berlusconi. Et le cinéma italien a été détruit par Berlusconi.

Voix narrative : quelle distance
Si je mets trop d’intention dans ma voix, je me ramène moi. Alors que là, ce qui se passe, c’est que je vous donne à lire quelque chose. Pour arriver à vous amener dans des endroits par moments périlleux, comme cette scène de la tache de sang, pour que vous ne soyez pas gênés, il ne faut pas que moi, dans ma lecture, je sois en train d’être redondante avec le texte. Il faut que la voix soit à un certain endroit. C’est la question du jeu, du jeu de comédien. Après c’est une question d’espace sonore de la voix qu’on a beaucoup travaillé avec Xavier Thibault, le monteur son du film. Le film construit une bulle. Les dessins sont là, pas loin. La voix doit aussi projeter pas très loin, à 30-40 centimètres. Cette proximité-là en fait un espace littéraire.
Une création manuelle loin de l’IA
C’est vrai qu’il y a quelque chose du plaisir de poignasser, le plaisir de faire des choses avec ses mains. Il y a quelque chose de la matérialité des choses qui est toujours très jouissive.
L’intelligence artificielle amène, en tout cas en termes d’image, une sorte de vertige du fait que tout soit net, que tout soit lisible. Il n’y a plus de désir possible. Parce que le désir, pour moi, dans une image, dans un texte, dans un film, il vient toujours se nicher dans le hors champ. Et donc, il n’y a plus de hors-champ dans ces images-là. C’est ce qui est magnifique chez Bresson, tout est dans la croyance du hors-champ. Les images qu’il met en scène, c’est de l’humain.
Le travail avec Mathieu Chatellier.
C’est important qu’on crée ensemble. Quand on est dans la réalisation, on est en fragilité. L’autre est là dans la protection, pour que celui qui est en création puisse aller le plus loin possible dans sa fragilité. On passe une grosse partie de notre temps à réfléchir ensemble, à écrire ensemble. On aime bien tourner ensemble.
Entretien réalisé à Comptoir en visio le 7 septembre 2025