Akerman prise 3 : l’œuvre écrite et parlée


Après le film News from home, l’installation Travelling, voici le 3ème volet du mini dossier Chantal Akerman : l’œuvre écrite et parlée.

Chantal Akerman par Chantal Akerman

Au début de son documentaire autobiographique tourné pour la série Cinéastes de notre temps, Chantal Akerman par Chantal Akerman1, la réalisatrice se présente face à la caméra. Elle prend une feuille qu’elle déplie. Elle s’adresse à nous et lit ce qu’elle a écrit, tout en requérant du spectateur de la bienveillance « et vous prier comme a dit quelqu’un de m’accepter comme une narratrice sujette à caution. Ce quelqu’un a dit aussi, je perçois avec découragement l’artifice de la sincérité. »2. Dans un autre film autobiographique, une fiction cette fois Je, tu, il, elle, Chantal Akerman qui joue une jeune femme enfermée chez elle, passe beaucoup de temps à écrire puis à classer toutes ces feuilles volantes ou à les punaiser au mur.

Le pari de l’écriture

Comme le montrent ces deux films, Chantal Akerman a beaucoup écrit et plutôt très bien écrit. Elle dit même dans Lettre de cinéaste : « Si je fais du cinéma c’est parce que je n’ai pas osé faire le pari de l’écriture. »3. La fondation Chantal Akerman a conservé une grande partie des écrits de la cinéaste.

Dans la note précédente, je m’inquiétais du sort de ces archives. Comment les faire vivre ? Cyril Béghin et les éditions de l’Arachnéen répondent en partie à la question en publiant les 3 volumes de l’œuvre écrite et parlée de Chantal Akerman. Y sont présentés des textes très variés : notes d’intention, synopsis, traitements, continuités dialoguées, scénario, textes déjà édités, ébauches de nouvelles. A ces textes personnels, se juxtaposent quelques entretiens avec la cinéaste.

Certains textes étaient déjà édités comme ce récit autobiographique paru en 1996 au titre étonnant : Le frigidaire est vide. On peut le remplir. Dans sa présentation, Cyril Béghin nous précise que ces écrits n’étaient pas pour faire un livre mais « tout ce qui est écrit, peut aussi bien se dire, s’envoyer, se perdre, devenir un film, se projeter, se jouer, et tant d’autres possibilités encore. »4

Je, tu, il, elle,

Ecrire et parler

Non seulement, Chantal Akerman écrit mais elle dit ce qu’elle écrit. Comme le souligne Cyril Béghin : « Œuvre écrite et parlée, où il faut bien entendre le et comme un lien indéfectible : il n’y a pas une œuvre écrite et une œuvre parlée, mais une œuvre tout ensemble écrite et parlée»5. Ses films documentaires utilisent facilement la voix off. C’est souvent sa propre voix comme dans News from home où elle lit des lettres écrites par sa mère. « Une mère écrit à sa fille partie pour les Amériques… Des lettres de mère, des lettres toutes simples, des lettres d’amour…Impossibles caresses venues de l’ancien monde. Une petite voix venue d’Europe essaie encore de se faire entendre…Voix lointaine que l’on aimerait proche… »6

Seul le film D’est échappe à la voix off car « il n’y avait aucune place pour une narration, même si par les détours de l’Histoire, chacun pouvait s’en construire une, il y a eu Sud7 comme en écho. Sud ou même en creux, peu à peu, une narration prenait forme. Et maintenant, il pourrait y avoir Sonora, troisième terme d’une sorte de triptyque, qui lui ne ferait pas seulement écho à Sud, mais tenterait de creuser plus profond dans sa matière même et qui, d’une manière ou d’une autre, laisserait encore plus de place à une narration ? »8

Même si elle était passionnée par l’écrit, Akerman se méfiait des mots. La parole était à la fois nécessaire mais encore tabou dans la famille. « Il y a un moment donné où j’ai demandé, supplié ma mère de parler. Je lui ai dit que c’était pour moi un vrai problème qu’elle n’aie pas parlé. Et elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas. Pour elle, tout ce qui était avant guerre n’existait plus et que si je voulais faire remonter cela à la surface, elle deviendrait folle. »9

Dire un peu de mes pensées…

Sa mère Natalia, rescapée des camps, était dans l’incapacité de lui parler mais, un jour, elle lui a donné un carnet, celui de sa grand mère, Sidonie Ehrenberg qui commence ainsi : « Je suis une femme ! Je ne peux donc pas dire tous mes désirs et toutes mes pensées à voix haute. Je peux juste souffrir en cachette. Alors à toi ce journal, le mien, je voudrais au moins pouvoir dire un peu de mes pensées, de mes désirs, de mes souffrances et de mes joies, et je serai sûre que jamais tu ne ne trahiras parce que tu seras mon seul confident. »10 Chantal Akerman a fait siennes ces quelques phrases datant de 1921.Sa grand-mère peignait mais de manière là aussi cachée, la figuration étant interdite par la religion. « Ma mère pense que je continue quelque chose de sa mère à elle. »11

L’installation Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide montre le caractère originel de ce carnet. La présentation de cette œuvre commence ainsi : « Tout est parti du carnet, du carnet de ma grand-mère. La seule chose qu’il nous reste, dit toujours ma mère. (…) Ce carnet, on le retrouvera dans les trois parties de l’exposition de l’exposition . Il en est le centre. »12

Donner vie aux mots

La différence avec sa grand-mère et son journal caché, c’est que Chantal Akerman va donner vie aux mots à travers ses films. La parole va être transmise aux spectateurs, quitter la sphère de l’intime pour aller vers le monde public. La difficulté reste cette mutation vers le cinéma. «  Entre un scénario et un film, il y a tout un territoire à traverser. (..) Comment, entre le scénario (toujours irreprésentable) et sa future représentation, vont peu à peu s’organiser les différents éléments du réel jusqu’à donner un film ? Comment, avec du réel, on arrive à la fiction ? ».13

L’écrit est un passage obligé, en particulier pour trouver des financements. Mais l’écrit permet aussi la réflexion et de nouvelles perspectives. Mais l’écrit est différent du film. Cyril Béghin dans la présentation cite Pasolini « le scénario comme structure tendant à être une autre structure »14 et poursuit : « Pour Pasolini, tout scénario, fut-il non réalisé, non transformé en film, est un texte écrit qui sert à en désigner un autre. » 15C’est ce cheminement vers la représentation et la transmission que ce soit une fiction, un film documentaire ou une installation que nous présente aussi ce livre. Pour certaines œuvres, différentes strates du travail préparatoire sont présentées. Pour le film documentaire De l’autre côté, le livre retranscrit la note d’intention écrite en 2001 (le projet s’appelait à l’époque Sonora) puis le texte du dossier de presse de 2002 écrit pour la sortie du film.  Chantal Akerman revient sur la genèse du projet : « Il m’a été demandé de préciser ma pensée. On aimerait savoir par quel bout je vais pouvoir prendre ce sujet. (…)Parce que ce qui me fascine et m’effraie à la fois, quand je me mets en tête de faire un documentaire, c’est bien de le découvrir ce documentaire et de le découvrir en le faisant. Et préciser ma pensée serait, je crois aller à l’encontre même du projet documentaire, c’est bien de le découvrir ce documentaire, de le découvrir en le faisant. »16

Faire des images

La lecture de ces textes est passionnante, instructive mais avant tout, ce plaisir est lié au plaisir du cinéma. Le cinéma que Chantal Akerman aime par dessus tout. « C’est beaucoup plus facile de faire des images. Vous êtes là, je vous filme, il y aura quelque chose sur la pellicule. Tandis que l »écriture, il faut tirer chaque mot. »17, dit-elle à Jean-Luc Godard.

En effet, tous ces écrits renvoient à des projets de film. On peut ou non avoir vu le film. Si c’est le cas, l’écrit évoque les images déjà vues et enrichit la manière de voir l’œuvre de la cinéaste. Quand on n’a pas vu le film, la lecture, en particulier des notes d’intention suscite l’intérêt d’aller voir le travail cinématographique. Parfois, le projet n’a pas abouti et le regret est d’autant plus fort comme pour Hanging out.

« La cafétéria du musée d’art moderne de la ville de New-York était pleine de monde ce jour-là, je tenais un plateau à la main et je me promenais entre les tables. J’aperçus finalement une place vide, je posai mon plateau et demandai à la jeune femme qui occupait déjà cette table si je pouvais m’asseoir en face d’elle. Oui. Je m’assis et tout en mangeant, je regardai complaisamment les gens et le jardin rempli de sculptures que bordait la cafétéria vitrée puis je me suis retrouvée face à la jeune femme et il m’a semblé tout à coup qu’elle ne m’était pas inconnue. J’esquissai un vague sourire pas trop sûre de moi et elle engagea aussitôt la conversation en me rappelant que l’an dernier elle se trouvait à coté de moi à tel théâtre, telle pièce, tel jour et je me souvins en effet que nous étions seules deux seules à rire au même endroit ; ainsi commença une longue histoire qui est celle de ce film. »18

Reste à imaginer le film avec la voix off de Chantal Akerman…

Jean Luc Lebreton

1Chantal Akerman par Chantal Akerman , cinéastes de notre temps, 1997

2ibid

3 « Lettre de Chantal » voix pour Lettre de cinéaste (1984)

4L’œuvre écrite et parlée vol 3 p5

5L’œuvre écrite et parlée vol 3 p10

6Extrait Synopsis de News from home

7Triptyque documentaire avec D’est (1993) Sud (1999) et De l’autre côté (2002) dont le titre initial était Sonora.

8 texte du dossier de presse De l’autre côté 2002 p 967

9 « Chantal Akerman à propos de sa mère et sa grand-mère », émission Des mots de minuit, 4 

octobre 2000, archives INA

10 Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide extrait du journal de Sidonie Ehrenberg (1921)

11ibid

12L’œuvre écrite et parlée p1022

13 Chantal Akerman, dossier de presse du film Les Années 80, non paginé, cité par Jacqueline Aubenas et Marilyn Watelet, « Filmobiographie subjective », op. cit. p. 172

14Pier Paolo Pasolini L’expérience hérétique , Payot 1976

15Cyril Beghin L’œuvre écrite et parlée p16

16L’œuvre écrite et parlée p977

17Ça cinéma – entretien avec Jean-Luc Godard automne 1980

18 scénario pour Hanging Out Yonkers (1972-1973) 1972 p18

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