A l’occasion de sa carte blanche dans le cadre de REVERS, Claudio PAZIENZA nous a gentiment accordé un entretien.
Un défi intéressant
– Comment as-tu accepté cette commande d’Arte au moment d’Esprit de bière ?
– Je venais de faire un autre film avec eux et j’étais plutôt étonné de la proposition d’imaginer une soirée thématique autour de la bière. C’est un défi intéressant, c’est-à-dire de partir de quelque chose de très quotidien, de très banal, et d’explorer des formes moins habituelles. J’aimais bien le défi de partir de quelque chose de quasi-invisible. Ce n’est pas un sujet précieux. J’aime bien l’idée que ce ne soit pas précieux. Et à partir de ça, on peut construire quelque chose.
– Comment s’est passée justement l’écriture de ce film Esprit de bière, comment as-tu procédé? Est-ce qu’il y avait quelque chose de très écrit ?
– J’ai l’habitude, avant de commencer un film, de faire un canevas. Un canevas, ce n’est pas un scénario, ce n’est pas un traitement, ce sont des passages obligatoires où je me dis j’ai envie de ça, et chaque fois que je me dis j’ai envie de ça, c’est qu’il doit bien y avoir une raison. Et c’est en faisant le film que je trouve la raison. Ces fragments forment alors une partition.
Ce que j’ai, ce sont des chapitres, des fragments, mais je n’ai pas encore de véritable continuité, je n’ai pas une fluidité, je n’ai pas encore la voix off. Tout se fait un peu dans des allers-retours, et comme je produis moi-même les films, je le fais de telle sorte à pouvoir tourner, m’arrêter, reprendre, tourner, monter, réécrire, réajuster,… Donc, en fait l’écriture c’est tout ce processus qui va de l’idée jusqu’au mixage.
L’idée d’Esprit de bière s’est un peu révélé avec Tableau avec chute. Il y a des choses qui émergent parce qu’on est en train de malaxer la matière, les images, les rencontres, et tout d’un coup ce passage à l’acte fait surgir des choses que je n’aurais pas pu écrire. Et c’est même la raison pour faire un film.
Pasolini dit : « Pourquoi faire un film si quand vous le rêvez, il est déjà parfait ? » Et donc, ce film, comme tous les films que j’ai faits, peuvent prendre ces risques-là parce que je peux être à tous les étages de la production. En fait, produire le film est moins une question de gérer une enveloppe financière que de gérer ce temps de l’écriture.
L’écriture, c’est de l’idée jusqu’au mixage. Et tout d’un coup, le fait, justement, d’être en train de travailler avec une matière, pas avec une idée de la matière, pas avec une pensée, pas avec une chose, fait que quelque chose surgit et dont je tiens à être le premier à être surpris. C’est ce plaisir-là qui m’intéresse. C’est ce qui me permet encore d’essayer de faire des films.
– Tu donnes l’impression de travailler un peu comme ça sur le vif au fur et à mesure avec la matière. Et je me demandais si tu accordais une importance à la musique. A quel moment elle arrivait dans l’écriture de ton film ?
– Elle vient très tôt. Elle vient pendant l’écriture. C’est comme si la musique contenait les séquences. C’est elle qui suggère les images au fond. Clément Rosset écrit qu’il y a comme une forme de réel dans la musique. Çà touche à quelque chose de très fondamental, de très profond. Et c’est ce qui m’arrive. Tout d’un coup, la musique va solliciter des images et je les accueille. La musique préexiste au film. Je ne demande pas d’écrire de la musique.
Quelqu’un regarde…
– Est-ce qu’on peut dire que tu cherches dans tes films à réinscrire vraiment le corps, la matière ? Tu l’as dit dans un entretien avec Jean-Louis Comolli. Tu regrettes parfois que le corps est questionné sous un angle économique et social. Et tu cherches peut-être dans tes films à lui redonner toute sa corporalité, son désir.
– C’était aussi lié à une période où il y avait, avec Jean-Louis, des échanges très intenses autour de cette question qu’est-ce qui fait documentaire ? Est-ce qu’on passe pas à côté de quelque chose quand on oppose ces deux grandes soi-disant familles, la fiction, le documentaire ?
Mon souhait, à propos de cette question du corps, c’était de couper avec la tradition naturaliste de l’observateur qui filme en se feignant invisible. Etre comme la fameuse mouche dont parlent les premiers documentaristes américains, Robert Drew et Leacock, et toute cette famille-là, où il est dit qu’un documentariste est comme une mouche qui est accrochée au mur du bureau ovale. Et je me suis souvent senti mal à l’aise dans le rôle de la mouche.
Je rends visible que quelqu’un regarde et donc, l’idée de l’expérience de quelqu’un qui regarde est importante. Vous qui regardez le film, vous regardez à travers les yeux de quelqu’un.
J’ai beaucoup travaillé au début sur l’immobilité des corps, la frontalité des corps, la dimension plus statuesque. Dans l’immobilité, et dans la durée des plans, vous projetez des choses sur ce corps. Vous n’êtes pas distrait par son activité. Vous n’êtes pas distrait par son travail, par l’événement. Cette possibilité de poser la pensée un corps immobile, et vous l’avez souvent dans les films, même dans Esprit de bière, pour moi est une possibilité de reconnecter un imaginaire qui est le mien, le nôtre, celui qui regarde, avec quelque chose que ces visages racontent.
Tout visage est une histoire. Pour moi, ça complexifie quelque chose. Ça opacifie. Ma vue n’est pas bouchée. Mon esprit n’est pas bouché par le fait d’être happé par l’autrui-dynamisme, ou l’autrui-activité. Il y a de la corporalité, si vous voulez, pour moi, justement, parce qu’on soustrait au corps tout ce qui nous distrait de lui. Et ça m’a semblé beaucoup plus intriguant et peut-être beaucoup plus intéressant de réinjecter de cette façon-là une part de mystère dans l’autre, dans ce corps de l’autre.
La caméra ne l’épuise pas, ne le réduit pas au type, au genre. Il y a quelque chose qui, pour moi, s’agite d’une autre nature et qui me fascine beaucoup plus. C’est-à-dire qu’il ne me canalise pas dans quelque chose qui serait une forme de sociologisme ou de psychologisme ou de typification, etc.
Après, quand j’en parle, je me dis peut-être que c’est parce qu’il y a quelque chose que le documentaire naturaliste frigorifie quelque chose du réel, le réduit à ça. Après coup, il y a une réflexion autour de ça, non pas pour justifier, mais au fond, je me dis pourquoi je me suis retrouvé à ne pas aimer ça ou à insister là-dessus dans presque tous les documentaires.
Jean-Louis parlait beaucoup de çà. Qu’est-ce que c’est le documentaire et qu’est-ce qui fait qu’il y a quelque chose qu’on peut dire documentaire. Parler du corps inscrit quelque chose dans l’image, c’est-à-dire la possibilité de nous faire vivre une expérience singulière où on a tout à fait conscience que ce qu’on est en train de voir n’est pas répétable. Il y a quelque chose d’unique, de singulier.
L’idée du documentaire tel qu’on la pratique, l’école documentaire en général qui passe par l’immersion, l’observation et tout ça est une chose que je partage. Je ne débarque rarement comme ça et je me mets à filmer rarement comme ça. Chantal Akerman préférait ne pas faire de repérage, préférait ne pas aller voir et filmer la première rencontre pour ne pas être, comment dire, quelque part corrompue. Moi, je construis des petits théâtres et il y a quelque chose que j’essaye de retrouver à travers l’artifice qui est pour moi une forme de vérité. L’artifice est perceptible, il doit être visible d’une certaine manière et je ne crée pas de conflits ni de confusions entre l’image et le réel. Elle est clairement factice mais à travers cette facticité ou cette artificialité on touche à quelque chose par la durée, par la manière de filmer, par la voix, par quelque chose comme ça.
Le lieu d’une fermentation possible…
– Chantal Akerman ressasse, passe à côté, repasse. Toi tu tritures, tu tournes autour. En voyant tes films j’ai aussi pensé beaucoup à Georges Perec, mais j’ai l’impression que tous les trois, dans votre façon de triturer, de décrire, de rechercher, il y a une quête très forte derrière. Est-ce que tu es toujours en quête quelque chose qui n’est pas forcément dit dans le film ?
– Cette réflexion qui est très juste, c’est un peu aujourd’hui du côté de la joie de se savoir sujet pensant, d’être témoin de sa propre effervescence mentale, ce qui n’empêche absolument pas l’accès à la découverte, à la connaissance à ce qu’on appelle la vérité. Il y a quelque chose qui est une forme de jouissance à se savoir capable d’être témoin.
Je jubile à lire les textes de Pérec, je jubile à voir les films de Marker, même si je ne comprends pas tout. Il y a quelque chose qui me dit « Tu es le lieu d’une fermentation possible. Tu n’es pas juste le réceptacle de l’autrui-certitude. Tu es un lieu créatif. Donc, d’une certaine manière, tu ne subis pas le réel mais tu le complètes, tu l’inventes, tu le caresses, tu le traverses,… »
Un certain type de relation à l’autre…
– Une remarque, par rapport au film l’argent. Vous vouliez filmer ce qui fuit, ce qui manque mais aussi le mouvement. A la fin, vous dîtes qu’il fallait être endetté pour avoir du bonheur parce qu’en fait, être endetté impliquait un mouvement, une action.
– J’aime bien ce dicton Peul qui dit : « on ne demande de nouvelles de la chasse à un chasseur qui rentre avec des champignons. » J’avoue que quand j’ai commencé le film sur l’argent, j’avais deux préoccupations. D’abord, de comprendre de quoi on parle. C’était sur une série de films sur l’argent produits par Arte. Ça s’appelait la bourse ou la vie. Mes collègues faisaient le portrait d’hommes très riches, de figures qui ont à voir avec l’argent.
Je me lance dans le projet, je tâtonne. Je me rends compte que ce qui m’intéresse c’est d’essayer de comprendre ce que c’est vraiment l’argent, l’échange.
Au fond, je m’intéresse au sac à main de ma mère. C’est un peu comme la bière, si on se concentre sur un verre et comme une sorte d’archéologie d’un verre de bière. Si on s’obstine à vouloir vraiment plonger dans le sac, le radiographier, peut-être que j’arriverai à quelque chose. Non seulement, j’ai compris pourquoi mes parents avaient le goût des dettes mais, peut-être que j’ai touché à quelque chose, qu’est-ce que l’argent ? C’est peut-être cet outil qu’on s’est inventé pour être dans un certain type de relation à l’autre.
Je me suis pris des claques parce que, quelque part, je fais l’éloge de la dette. Il y a quelque chose d’obscène de dire c’est bien d’être endetté. Mais quand Curnier, le philosophe à la fin du film, dit : « Il y a des gens avec qui on a plaisir à être en dettes et d’autres, avec qui on ne veut pas absolument être en dettes », on parle d’un désir de relation et le désir de relation, çà a un coût. Ce coût oblige à l’activité, oblige à se mettre en déséquilibre. J’ai un peu compris pourquoi mon père dit « si je ne suis pas en déséquilibre, si je ne dois pas quelque chose à quelqu’un, je ne vais pas vers l’autre. Je n’ai pas envie de faire quelque chose. » Pour moi, ceci était intéressant.
C’était un film dur pour moi parce que ce sont des choses qui fondamentalement ont scandé notre vie en famille. Çà scande sous l’ordre de l’angoisse, de la peur, de la honte. Il fallait que j’aille au bout de cela. Je me suis dit qu’ils peuvent se laver de cette honte en écoutant, en étant pousser à réfléchir pourquoi on avait tout cela. On n’a plus raison d’avoir été honteux, d’avoir eu des dettes. C’était lié à quelque chose de singulier, les études de l’enfant et rêver d’une autre vie.
– Qu’attends-tu du spectateur de tes films ?
– J’attends qu’il puisse sortir du film avec des questions plutôt qu’avec des certitudes, qu’il puisse sortir avec des doutes plutôt qu’avec des leçons. J’attends que çà l’agite, que cela le sorte de la certitude, que ce qu’il vu c’est le monde. Ce n’est pas le monde, c’est une façon de regarder le monde. S’il voit que ce que j’ai montré , c’est une façon de regarder le monde, çà doit l’autoriser à regarder le monde à sa façon. C’est ce que le documentaire naturaliste rate, car il crée une grande confusion ou une fusion à mes yeux délétère, entre le regard et ce qui est vu. Le langage disparaît. Vous vous dîtes, c’est le monde qui me parle. Dans les films que j’ai faits et que j’aime, ce n’est pas le monde qui vous parle, c’est quelqu’un qui vous parle du monde. Il y a une invitation à oser le regarder comme il le voit. Ce qui m’intéresse ce n’est pas le monde uniquement, c’est de savoir comment l’autre le voit.
Entretien téléphonique réalisé à Comptoir du Doc par Hélène NOEL, Anna BICHON, Ewan MONTEMBAULT, Adrien DUTERTRE, Mathieu DELATRE, Jean-Luc LEBRETON (décembre 2024)